Ce blog a pour ambition de décrire nos balades à travers la Planète, nos vacances snorkeling, mais aussi et surtout, la vie en Guyane (petites histoires, monuments, faune et flore) ...
Lors de l'inauguration de la statue des Marrons de la liberté le 10 août 2008, ce rond-point ne s'appelait pas encore Adélaïde Tablon. Son nom officiel était, jusqu'à cette inauguration, le rond-point Vidal, du nom des anciens propriétaires de l'ancienne habitation esclavagiste dont les vestiges sont situés non loin de ce giratoire. Il aurait été effectivement pour le moins paradoxal, pour ne pas dire incongru, de maintenir ce nom de Vidal à un rond-point sur lequel un monument en hommage aux esclaves et notamment aux esclaves marrons est érigé.
Cette habitation fut une des plus importantes sucreries de Guyane durant la première moitié du XIXe siècle. L'habitation Mondélice (ou Vidal) fut achetée par le négociant Jean Vidal à Claude de Macaye vers la fin du XVIIIe siècle, elle comptera jusqu'à 300 esclaves. Elle sera reprise par le fils Jean-François Vidal de Lingendes qui fut procureur général de la Guyane et assura même l'intérim du gouverneur pendant un temps.
Rebaptisé provisoirement rond-point Léon Gontran Damas en référence au poète guyanais dont le lycée voisin porte le nom, ce rond-point sera finalement renommé Adélaïde Tablon. Avec le support du Comité du même nom, le Président du Conseil général inaugurera en mars 2010 une stèle à la mémoire de cette habitante de Roura qui joua un rôle prépondérant en 1890 dans la révolte des habitants des communes de Guyane, et en particulier de Roura, contre la suppression des municipalités rurales.
Suppression des municipalités rurales en 1890 :
Le décret du 15 octobre 1879 avait organisé en Guyane des municipalités, élues au suffrage universel. Les résultats de cette organisation laissèrent, selon les autorités coloniales, beaucoup à désirer, notamment concernant la gestion budgétaire de ces communes rurales.
Aussi, et sur proposition du gouverneur Gerville-Réache, et après qu'il ait reçu tous les maires qui s'accordèrent à dire qu'il y a avait bien un problème, les conseillers généraux de Guyane votèrent le 29 décembre 1888, à la quasi unanimité, la suppression de toutes les municipalités, à l'exception de la commune de Cayenne. Bien que quelques communes comme Mana, Kourou ou Sinnamary n'étaient pas concernées par ces problèmes de gestion, les conseillers généraux, craignant de froisser les populations des campagnes, jugèrent qu'il ne fallait pas faire de distinction entre toutes ces communes rurales.
Mais ce n'est que le 12 décembre 1889, soit près d'un an après le vote du Conseil général, qu'un décret parisien officialisera cette décision qui divisa la Guyane en communes de 1er et de 2ième classe, avec à leur tête un administrateur principal nommé par le gouverneur, et assisté d'un comité consultatif lui-même désigné par le gouverneur, sur proposition du directeur de l'intérieur.
Dans les faits, la suppression effective des municipalités n'interviendra qu'au 1er avril 1890, provoquant alors la révolte de nombreux habitants des communes rurales qui refusèrent de recevoir les administrateurs, appelés à remplacer les conseillers municipaux élus.
Des troubles parfois violents se produisirent en Guyane, mais principalement à Roura dont l'attitude d'une partie de la population était particulièrement hostile. Aussi, l'administrateur délégué qui avait été désigné pour cette commune jugea prudent de rentrer sur Cayenne.
Le gouverneur de la Guyane par intérim était alors M. Daclin-Sibour car le gouverneur en titre, M. Gerville-Réache et son épouse avaient quitté la Guyane comme il l'avait programmé à destination de la métropole le 3 avril 1890. Ils ne restèrent que deux mois absents car le ministre des colonies demanda au gouverneur en titre de rentrer rapidement en Guyane après les troubles de début avril 1890.
M. Daclin-Sibou, qui assurait donc l'intérim du gouverneur, envoya à Roura le 4 avril 1890, une section d'infanterie de marine, commandée par le lieutenant de Pignier, et une brigade de gendarmerie. L'affaire se calma quelque peu et l'administrateur put alors s'installer dans ses fonctions. La troupe rentra sur Cayenne le surlendemain.
Mais après le départ des militaires, les troubles recommencèrent et cinquante hommes du régiment d'infanterie de marine avec à leur tête un capitaine et un lieutenant revinrent à Roura pour rétablir l'ordre.
Durant ces incidents de début avril 1890 en Guyane, un grand nombre de personnes, et principalement des femmes, furent arrêtées, poursuivies par la justice et condamnées, dont Adélaïde Tablon. Toutes les peines prononcées furent exécutées.
Un décret daté du 17 décembre 1892, promulgué en Guyane le 24 du même mois, a rétabli les communes de plein exercice, avec cependant un contrôle accru du gouverneur sur le budget des communes et lui laissant le soin de déterminer le mode de recrutement des emplois des communes rurales.
Un peu plus tard, le 27 décembre 1900, une loi accordait l'amnistie à tous les délits et contraventions commis en 1890 en Guyane et relatifs à la suppression des municipalités rurales. Cette loi a eu pour conséquence de faire disparaître les condamnations dans les casiers judiciaires des personnes jugées pour ces incidents.
Attitude d'Adélaïde Tablon durant ces évènements :
Bien qu'il n'y ait aucune trace écrite de cette histoire, la mémoire populaire a retracé le rôle de cette agricultrice de Roura dans les évènements de 1890. Ces "faits" ont été relatés lors de la conférence-débat organisée au centre socioculturel de Roura début 2009 par le Comité Adélaïde Tablon dont voici un extrait ci-dessous :
"Adélaïde Tablon est née le 31 décembre 1838 à Roura. Elle est donc née esclave. Elle a dix ans à l'abolition de l'esclavage et 52 ans lors des évènements de 1890. Elle est agricultrice, elle a trois enfants. La mémoire populaire célèbre la femme héroïque qui mène la lutte pour la liberté et qui se bat comme un homme face à des gendarmes nombreux et armés. Elle avait un coup de tête terrible. Elle est finalement maîtrisée, enchaînée et emmenée à demi nue en chaloupe à Cayenne. Arrivée sur la Crique, la femme du gouverneur, dans un geste d'humanité, lui fait porter des vêtements. Et c'est là qu'Adélaïde Tablon marque la conscience collective guyanaise. Elle refuse le linge du gouverneur, le linge du pouvoir colonial, du pouvoir répressif qui l'emprisonne. Elle décide de marcher nue dans les rues de Cayenne, enchaînée, jusqu'à la prison du 2 rue Arago. Elle dit qu'elle marche nue pour la liberté, convaincue de la justesse de son combat, déterminée à se faire respecter; elle et son peuple. C'est ce geste qui l'élève au rang d'héroïne. ..."
Quelques informations sur la vie d'Adélaïde Tablon :
Adélaïde Tablon exercera le métier de cultivatrice et habitera sur différentes habitations de la commune de Roura. Elle élèvera seule ses enfants.
En effet, son premier fils Pierre Louis naît le 29 mars 1856 sur l'habitation Malvina alors qu'Adélaïde n'a que 18 ans. Celui-ci se mariera le 24 novembre 1883 avec la demoiselle Belzine Marie Magdeleine Adelina, âgée de 23 ans, cultivatrice, domiciliée à Roura. L'acte de mariage précise que Pierre Louis Tablon, âgé de vingt sept ans révolus, est le fils naturel d'Adélaïde Tablon, cultivatrice, âgée de quarante cinq ans. Il y est aussi indiqué que Pierre Louis Tablon, lors de son mariage, est Conseiller municipal de la commune de Roura.
On peut dès lors penser que la fonction de son fils de conseiller municipal à Roura aura joué un rôle déterminant dans la colère d'Adélaïde suite à la suppression du Conseil municipal. Les maires, informés par le gouverneur, et les conseillers généraux, qui avaient voté la suppression, s'étaient bien gardés d'informer leur conseil municipal et la population de leur commune de ce qui allait arriver ...
Adélaïde, née esclave, devait être très fière de la position importante de son fils Pierre Louis Tablon au sein de la commune de Roura ! L'on comprend d'autant mieux sa fureur lors de ces évènements.
Son deuxième fils, Jean, naît deux ans plus tard le 21 septembre 1858. Sur l'acte de naissance de Jean, il est indiqué qu'Adélaïde a alors vingt et un ans et exerce la profession de cultivatrice. Elle est domiciliée à Malvina, quartier de Roura.
Le 15 février 1861, Adélaïde Tablon, âgée de vingt trois ans, accouche d'Isabelle sur l'habitation Beau Ménage (Bon Ménage) du quartier de Roura. Lors de la déclaration de la naissance d'Isabelle, Adélaïde est assisté de Raymond Yago, cultivateur, âgé de vingt quatre ans, qui reconnaît officiellement être son père.
Le 26 septembre 1864, Adélaïde Tablon, cultivatrice, déclare en mairie avoir accouché d'un fils, Jean-Baptiste, né le 31 mai dernier, à son domicile sur l'habitation Bon ménage. Lors de la déclaration officielle, elle est notamment accompagnée de Raymond Yago âgé de 27 ans. Bien que l'acte officiel indique qu'Adélaïde est âgée de 19 ans, il y a tout lieu de penser qu'il s'agit de "notre" Adélaïde Tablon et qu'il y a eu une erreur de transcription sur son âge.
Adélaïde donne naissance le 4 décembre 1865 à Elisa. Elle a alors vingt huit ans et travaille comme cultivatrice sur l'habitation Bon Ménage, rivière d'oyac, dans le quartier de Roura où elle est domiciliée. Lors de la déclaration de naissance d'Elisa, elle est assistée des sieurs Aimé Boulet, 25 ans, et de Pierre Marie Aly Bambara (54 ans), tous deux gardes ruraux domiciliés au bourg de Roura.
En 1869, le 11 avril, Adélaïde alors âgée de 31 ans, déclare la naissance de sa fille Mélicie. Sur l'acte de naissance, on peut lire qu'Adélaïde est toujours cultivatrice et qu'elle demeure sur l'habitation Bon Ménage dans le quarter de Roura.
Enfin, le 16 mai 1874, Adélaïde âgée de trente cinq ans, met au monde Sextius Pierre. Elle déclare être célibataire, cultivatrice et habiter sur l'habitation Saint Joseph dans le quartier de Roura. Sextius Pierre est reconnu par son père Raymond Yago, âgé de trente six ans, qui habite sur l'habitation Sainte Elisabeth sur le quartier de Roura. Sextius Pierre se mariera le 28 décembre 1914 à Roura avec demoiselle Marie Geneviève Thélassa.
Lors des évènements de Roura début avril 1890, Adélaïde a 52 ans. Elle décèdera à son domicile au bourg de Roura le 5 mars 1902 (acte de décès ci-dessous).
Sources :
Extraits de la conférence-débat organisé au centre socioculturel de Roura les 09/01/2009 et 08/03/2009 par le Comité Adélaïde Tablon.
Archives Nationales d'Outre-Mer (ANOM).
Allocution prononcée par M. Gerville-Réache, gouverneur de la Guyane française, à l'ouverture de la session ordinaire du Conseil général le 5 novembre 1890.
Articles de la Tablette coloniale - Organe hebdomadaire des possessions françaises d'outre-mer - de l'année 1890.